Tipasa : Une digue pour cacher la mer


Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent...». C’est par ces mots qu’Albert Camus, grand amoureux de sa ville natale, commence Noces à Tipasa.

A la vue de la nouvelle digue qui vient à la fois agrandir et enserrer l’ancien port et qui se pose comme une muraille séparant les habitants de la ville de leur mer, les dieux risquent de ne plus revenir au printemps. Et pour cause ! Tout visiteur qui fréquentait ce lieu magique et qui y revient après une longue absence est, d’emblée, surpris par la présence d’un ouvrage si imposant et en même temps si hideux, qui le prive à jamais de la mer qu’il admirait auparavant par delà le petit port de pêche qui a fait le bonheur et la joie de plusieurs générations. Même à partir du sympathique restaurant Le Dauphin juché en hauteur où l’on savoure un poisson frais et bien préparé, l’œil ne peut capter qu’une toute petite partie, à l’est, de cette mer.

Tipasa avec ses ruines, ses traditions, son peuple paisible est une ville touristique et reste à vocation touristique. La mer et les ruines qui l’entourent en sont l’élément essentiel. La ville fait corps avec la mer. Elles s’entrelacent. Elles refusent la séparation. Alors, pourquoi avoir volé cette mer à ses habitants et à ses visiteurs ? L’objectif recherché par la construction d’un tel ouvrage est, sans conteste, la protection du nouveau port et son bassin contre la houle afin d’en assurer la «tranquillisation» et de permettre aux navires d’être abrités convenablement. Soit.
Ce but est certainement atteint et les concepteurs ont obéi scrupuleusement aux règles de construction en la matière. Rien à dire. Seulement, Tipasa n’est pas uniquement un port de pêche et de plaisance. Alors, on se prend à rêver ! Et si lors de l’élaboration de ce projet, le maître d’ouvrage, la DTP de Tipasa, avait associé des architectes et des citoyens de la ville ? Peut-être que leur vigilance aurait poussé à une réflexion plus large, qui aurait abouti à une alternative qui s’inscrive dans le développement durable en préservant toutes les activités qui font la richesse de cette ville. Est-il trop tard pour corriger ? A mon avis, non. Il se trouvera certainement un jour un responsable avisé pour relancer la réflexion autour d’une éventuelle reconstruction. Si l’on jette un coup d’œil sur l’histoire, on retrouve des ouvrages d’art qui remplissent bien la fonction pour laquelle ils ont été prévus, mais qui ne sacrifient point à la beauté qui fait plaisir à l’œil.
Comme bel exemple, on peut citer les ponts sur la Seine, à Paris. Ou, plus près de nous, le viaduc de Millau avec sa ligne fine et élancée. On peut également citer l’autoroute Est-Ouest qui, en plus du confort qu’elle procure aux usagers, plaît au regard tant son tracé est sans faille. De plus, on remarque que de part et d’autre, des hommes s’affairent à planter des arbres et autres végétaux qui lui donneront, dans un proche avenir, plus d’allant. Ce résultat est dû, peut-être, au fait que ce projet est centralisé et que l’Etat – en tant que maître de l’ouvrage – voulait l’inscrire dans la durée et lui a donné l’attention voulue. Alors qu’à Tipasa, le maître d’ouvrage ne se souciait que de la fonction, sans se soucier de l’intégration de cette digue dans un tout harmonieux et indivisible. Ce n’est pas son rôle, peut-être. Mais l’Etat n’a jamais interdit de bien faire.
Pourtant, on aurait pu, peut-être, avec un faible dépassement du budget alloué, concevoir un ouvrage plus approprié. Que l’on s’imagine ce qui suit : construire à l’avant de la digue actuelle un brise-lames submersible dont la crête se trouverait à 3 ou 4 mètres de profondeur pour éviter toute gêne aux navires qui la traverseraient pour une raison ou une autre. La digue actuelle, tout en gardant son tracé, se débarrasserait de son mur de garde en béton prévu pour arrêter la houle, mais qui empêche également le regard d’aller plus loin. Le premier ouvrage servirait à écrêter les vagues qui, affaiblies car débarrassées d’une grande partie de leur énergie, viendraient agoniser sur le deuxième.

Les ingénieurs du LEM, à qui a été confiée la conception du projet tel qu’il est – ont les capacités voulues pour mener haut la main une telle étude. Il faudrait juste le leur demander. D’ailleurs, par le passé, à la demande d’une entreprise algérienne de réalisation, ils ont étudié et mené les essais sur modèle physique d’un ouvrage similaire, mais pour une raison différente ; il s’agit de l’abri de pêche de Honaine pour lequel, pour des raisons de concentration de houle à l’enracinement, il était prévu la pose de blocs en béton de 40 tonnes. L’idée d’une digue submersible s’est révélée concluante et aurait permis d’éviter l’utilisation de ce genre de blocs pour d’autres, beaucoup moins lourds.

Alors, que peut-on faire un jour si le rêve est permis ? Déconstruire le mur pour libérer la vue et utiliser les produits ainsi obtenus pour reconstruire le brise-lames submersible qui sera érigé à quelques mètres de la digue actuelle ? Certes, il sera certainement nécessaire de faire l’appoint en produits de carrière. Le surcoût est évident, mais le développement est à ce prix. Alors, pour encore paraphraser Camus, «Tipasa a-t-elle tourné le dos à la mer ?»

Abdelkader Benaouda
le 23.11.10

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