Les marins pêcheurs de Stora Les petites gens et la mer

Ce village, jadis célèbre pour son magnifique site naturel, tombe aujourd’hui en ruine, et la pêche, un métier pratiqué de père en fils, ne fait plus vivre ses centaines de familles.

Depuis la nuit des temps, le destin de Stora est lié à son port et à ses pêcheurs. Historiquement, socialement ou même affectivement, le village ne pouvait se soustraire à son port, encore moins à ses «Storasiens».  Une belle histoire d’amour continue à ce jour d’unir les deux, en dépit de la ruine qui ronge le village et de la précarité qui mine ses pêcheurs. Stora, indissociable de son port reste, qu’on le veuille ou non, l’éternelle émule de Skikda. Administrativement, Stora est une cité de la commune de Skikda, mais administrativement seulement, car ce village de pêcheur s’est toujours distingué par une âme propre à lui. Ici, on ressent que les gens ont une autre manière de voir les choses,  une autre manière de penser et de vivre aussi. «Normal, Stora a de tout temps bénéficié du statut de commune à part entière, de 1870 à 1986. C’est après cette dernière date que notre région a enclenché sa descente aux enfers, qui continue à ce jour», explique-t-on.
Ici, donc, on n’est plus à Skikda mais à Stora même si la distance séparant l’une de l’autre ne dépasse pas les 4 km. N’est pas «Storasien» qui veut, il faut le savoir, et les habitants des lieux continuent, à ce jour, à vivre dans une incroyable solidarité, acquise certainement de leur proximité avec la grande bleue. Mais le port n’est plus ce qu’il était. Aujourd’hui, c’est un semblant de Marina. Le projet d’élargissement réalisé par les Croates, il y a quelques années déjà, a considérablement agrandi l’assise de l’enceinte portuaire, même si entre la maquette initiale présentée par les Croates et la réalité finale du projet, il y a comme une dissimilitude.
Au port, le soleil hivernal encourage, en ce mois de mars, les pêcheurs à descendre de leurs vieilles maisons du village et aller se pavaner le long des quais pour s’enquérir de leurs biens. Certains d’entre eux n’ont pas «pris la mer» depuis plus de 5 mois déjà. «Oui, c’est trop facile de nous accuser de tous les maux et de nous rendre responsables de la cherté du poisson. Les gens ne savent rien de la réalité de notre métier, ni de ses difficultés. Moi je peux vous dire, et vous devez l’écrire, que le prix du poisson double parfois lors du simple trajet qu’il parcourt de nos embarcations aux étalages des poissonniers. Les gens ne savent pas ça !  Les gens ignorent que nous vendons, au gros, le merlan à 700 DA/kg, mais son prix affiché sur les étals n’est jamais en dessous de 1400 DA. Je peux vous citer d’autres exemples, comme le rouget que nous cédons à 600 DA et que le consommateur paye 1300 DA. Même les pièces connaissent le même sort puisque le pagre, vendu ici à 900 DA est revendu ailleurs à 1500 DA. Voilà la vérité et il faut la dire aux gens», s’emporte le patron d’un petit métier en apprenant notre identité. Ici, les gens appréhendent beaucoup les médias. «On ne les voit que l’été. Ils viennent presque en touristes et repartent avec leurs cartes postales sans prendre le temps de nous parler, ni de faire une virée au cœur du village qui tombe en ruine»,  enchaîne un autre en refusant de faire d’autres commentaires. D’autres pêcheurs, beaucoup même, acceptent de prendre part à un tour de table improvisé autour d’un amas de filets. «Vous voulez qu’on parle de notre métier et de nos difficultés ? Ok, allons-y !»

Plaisance VS pêche

Quand ils s’y mettent, nos interlocuteurs donnent l’impression de ne plus savoir s’arrêter, tellement leurs problèmes sont réels et si pesants. Ils parlent de leurs dettes, de la cherté de leurs équipements, des contraintes qu’on leur impose au port, des manques qui y règnent…un véritable magma qui contraste, étrangement, avec l’agréable panorama du port et de ses panoplies. Ici, la mer est l’unique «entreprise» pourvoyeuse de postes d’emploi.
A elle seule, elle fait vivre plus de 1500 familles de marins pêcheurs sur une population estimée à 6000 habitants. «On a le sang salé à Stora. On est marin de père en fils. La pêche est une tradition ancestrale chez nous», répètent nos interlocuteurs avec un brin de fierté bien méditerranéen. Seulement, c’est cette mer et ce même métier qui sont aujourd’hui la cause du marasme d’une bonne partie des pêcheurs locaux. «Savez-vous, nous dit encore un pêcheur, que ce filet jonché sur le quai m’a coûté la somme de 100 millions de centimes ? Regardez, il est là, presque jeté par terre et il suffit d’un simple mégot de cigarette pour qu’il s’enflamme. Regardez tout autour de vous et vous ne verrez que des filets, des dizaines de filets qui restent là à l’air libre sans aucune norme de sécurité.
On nous a construit une marina, c’est bien, mais on n’a même pas été capables de nous construire des cabanes pour préserver nos équipements, comme cela devait se faire». Ses compagnons acquiescent. Ils partagent tous le même souci. Les pêcheurs de Stora continuent de soutenir qu’en aménageant le port, les pouvoirs publics ont beaucoup plus pensé aux plaisanciers qu’aux pêcheurs. «Et ça continue, car on paye les mêmes taxes et le même prix du litre de gasoil, alors que les plaisanciers prennent la mer pour le plaisir tandis que pour nous, c’est notre métier. Un gagnepain !». Poursuivant leurs «attaques» contre «les anomalies» relevées dans le projet d’élargissement du port, ils expliquent qu’avant, les marins pêcheurs disposaient de quatre quais.
Aujourd’hui, les travaux entrepris ne leur ont laissé qu’un seul, les obligeant à recourir à toute une gymnastique pour faire accoster leurs embarcations.

Des pêcheurs meurent endettés

«Moi je suis à l’arrêt depuis six mois déjà. Je n’ai plus les moyens pour naviguer. Je passe mon temps à payer les factures au lieu d’aller pêcher. J’ai un petit métier que j’ai eu dans le cadre du dispositif d’aide de l’Etat en contractant un crédit de 126 millions de centimes que je dois rembourser. En plus, je dois aussi m’acquitter de plusieurs charges comme le plan d’eau à raison de 4 000 DA par trimestre. Si je demande à bénéficier d’un terre-plein pour la maintenance d’usage, je dois verser 5 000 DA pour dix jours, en plus des charges de la grue qui sont de deux millions de centimes, plus 6000 DA pour les frais de la calle sèche et près de deux autres millions pour les impôts, sans compter le gasoil et les frais de marins, qui doivent m’accompagner et les cotisations sociales. Pour les impôts, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi doit-on payer même lorsqu’on ne travaille pas. On est des saisonniers et notre métier est lié aux caprices de la météo», s’offusque un des pêcheurs, patron d’un petit métier. Il est vite relayé par les autres : «On est vraiment acculés par les charges.
On paye alors que nous ne pouvons même pas disposer du courant électrique ni de la cale sèche.  Moi j’ai dû louer un groupe électrogène pour pouvoir faire quelques travaux de maintenance sur mon embarcation.» D’autres évoquent d’autres soucis. «L’équipement du marin pêcheur coûte très cher, c’est ce que les gens ne savent pas. On achète un équipement de qualité médiocre, car nous ne pouvons pas payer la qualité. L’Etat nous a laissés depuis la dissolution de l’Ecorep qui nous apportait son soutien en nous vendant du matériel fiable. Aujourd’hui, on est obligés d’acheter nos filets d’Indonésie.
Ils sont moins performants mais a-t-on le choix ?» s’interroge un autre. «Nous exerçons un métier très éreintant, usant même», ne cessent de répéter nos interlocuteurs. Et ils n’ont pas tort. Car, entre-temps, la mer a fini par emporter plusieurs d’entre eux. A ce jour, et depuis 1962, on a comptabilisé 312 marins pêcheurs endettés auprès de la caisse d’assurance sociale. Le plus triste dans cette histoire, c’est que 50 d’entre eux sont morts depuis sans avoir eu le temps, ni les moyens d’ailleurs, de payer leurs dettes. Fin de l’histoire.    

Sources : http://www.elwatan.com/regions/est/skikda/les-petites-gens-et-la-mer-18-03-2014-249572_128.php

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